Zeev Sternhell (1935–2020), militant pour la démocratie en Israël et historien du fascisme, nous a quittés
Zeev Sternhell avait été l’invité de la Chaire Marcel Liebman 1993-1994 sur le thème Les fondements idéologiques du fascisme.
L’Institut Marcel Liebman a voulu lui rendre un dernier hommage sous la plume de l’un de ses membres, Willy Estersohn, ancien journaliste à la RTBF.
Cofondateur de La paix maintenant
Signe des temps ? Zeev Sternhell, historien des origines du fascisme et militant actif de la gauche anticoloniale israélienne, s’en est allé à quelques jours à peine du 1er juillet 2020, date prévue, mais reportée, de l’annexion – officielle, cette fois – d’une partie importante de la Cisjordanie par Israël. Une disparition concomitante au constat de décès de la gauche sioniste pacifiste que représentait si bien le mouvement La Paix maintenant dont Sternhell avait été cofondateur. Sans parler de la mort du parti travailliste (Avoda) qui avait été pendant plusieurs décennies un véritable parti-Etat avant de perdre le pouvoir en 1977. Il ne lui restait quasi plus rien de son caractère ouvrier. À présent son cadavre ne bouge plus.
Sternhell, avec quelques amis, avait tenté en vain de redonner vigueur à ce parti en le rénovant. Ce même parti, il devait néanmoins en faire une analyse impitoyable. Dans Aux origines d’Israël. Entre nationalisme et socialisme, paru en 1995, il expose comment l’idéologie socialiste n’a jamais réellement fait partie des préoccupations de cette formation membre de l’Internationale socialiste. « Il n’était pas dans les perspectives du mouvement travailliste de changer l’ordre social. L’objectif national avait été atteint de manière impressionnante alors que, dans le domaine social, des objectifs majeurs avaient été oubliés. » Pour Sternhell, dans une interview à Libération en 2009, la gauche israélienne, depuis sa défaite de 1977, n’a pas été capable intellectuellement et moralement de présenter une alternative à la droite sur les deux questions essentielles pour le pays : la colonisation – la guerre et la paix – et la politique économique et sociale.
« Supersioniste », défenseur de la démocratie en Israël
En 1978, Sternhell fut l’un des fondateurs, avec 300 officiers de réserve, du mouvement La Paix maintenant (Shalom akhshav), un mouvement se réclamant du sionisme tout en préconisant la reconnaissance d’un Etat palestinien séparé d’Israël par les frontières d’avant 1967. En 1982, le mouvement parvint à rassembler plus de 300 000 manifestants à Tel-Aviv après les massacres, au Liban, des camps palestiniens de Sabra et Chatila avec la complicité de l’armée israélienne.
À cette époque, 15 ans après l’occupation des territoires palestiniens et 11 ans avant les accords d’Oslo, il n’était pas question pour les leaders travaillistes – Rabin et Peres en tête – d’ « abandonner » aux Palestiniens les territoires conquis militairement.
Dans une interview au quotidien Ha’aretz qui n’est pas passée inaperçue, Sternhell avait déclaré : « je suis un supersioniste ». Pour ce rescapé du génocide nazi, orphelin après la guerre, Israël avait été un havre où il pouvait s’auto-déterminer en tant que Juif. Il n’imaginait plus se vivre Juif minoritaire, ce qui serait immanquablement le cas, pour lui, si Israël devenait un Etat binational. « Mais, ajoutait-il tout aussitôt, je ne suis pas venu non plus en Israël pour être un colon. » À ses yeux, « un nationalisme qui ne respecte pas les droits nationaux des autres est un nationalisme dangereux. Pour ma génération, c’est une tragédie de voir ce qui se passe aujourd’hui ».
Et Sternhell, qui ne voyait pas sa place ailleurs que dans un pays majoritairement juif, fit connaître, en 2018, son opposition la plus vive à l’adoption de la loi sur l’ « Etat-nation » qui allait notamment rendre les Arabes d’Israël (un cinquième de la population) citoyens de seconde catégorie. Ils l’étaient déjà de fait, mais cette fois-ci cela devenait officiel. Il voyait dans cette mesure les germes « non pas d’un simple fascisme local, mais d’un racisme proche du nazisme à ses débuts ». Un propos qui, déformé, provoquera des réactions hystériques dans les communautés juives. Déjà en 1985, dans une interview à la RTBF radio, Sternhell avait évoqué les dires et les faits de militants « nazis » dans son pays. Il n’aura de cesse, jusqu’à ses derniers jours, de mettre en garde, quasi obsessionnellement, contre le danger de la fin de la démocratie en Israël.
Historien des origines du fascisme
Mais l’officier de réserve Sternhell, qui commanda notamment un régiment de chars lors d’une des guerres d’Israël, eut à se battre sur un autre front, pas militaire celui-là, mais qui ne manqua pas néanmoins d’attaques et de contrattaques fort vives. Cette fois c’est en tant qu’historien qu’il mena cet autre combat. Il eut affaire à forte partie. Pendant trente ans, il dut affronter la doctrine historiographique de l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences-Po) pour avoir défendu une origine française du fascisme (lire : La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme et Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France). Pour faire bref, Sternhell va à l’encontre d’un Michel Winock, entre autres, pour qui le régime de Vichy est un accident de l’histoire dont l’origine est à rechercher, notamment, dans la Première Guerre mondiale. Pas du tout, répond l’historien israélien, Vichy n’est pas une parenthèse et n’est pas né dans les tranchées de 14-18. Il reprochait à ses contradicteurs une lecture indulgente de l’histoire de la France. Pour lui, le fascisme français plonge ses racines dans l’idéologie « anti-Lumières » et « ni droite ni gauche », notamment chez les nationalistes Barrès et Maurras.
Dans cette optique-là, Sternhell s’inscrit en faux contre la théorie du « pape de Sciences-Po », René Rémond, sur la multiplicité de la droite française. Dans son maître livre, La Droite en France (titre de la première édition en 1954), devenu un classique, Rémond distingue trois familles politiques issues de l’histoire mouvementée du 19ème siècle : la droite « orléaniste » (libérale), la droite « bonapartiste » (autoritaire) et la droite « légitimiste » (réactionnaire), une distinction jugée pertinente aujourd’hui encore par le courant dominant de l’historiographie française. Pour Sternhell, le principal défaut de cette typologie est l’absence d’une quatrième droite, la « nationale-populiste » qui prend racine dans les bouleversements politiques, économiques et sociaux des deux dernières décennies de ce même 19ème siècle, charriant l’antisémitisme et la xénophobie. Le Rassemblement national (précédemment Front national) en est l’héritier.
La controverse ne prend pas fin avec la disparition de Sternhell.