Institut Marcel Liebman

David Graeber : « Pour la première fois de ma vie, j’ai peur d’être juif », septembre 2019)

L’anthropologue David Graeber, professeur à la London School of Economics, auteur notamment de Dette : 5000 ans d’histoire, Bureaucratie, l’utopie des règles et Bullshit jobs (les 3 livres aux éditions Les liens qui libèrent), a écrit ce très beau texte sur les sentiments que la campagne d’accusations contre Jeremy Corbyn et le Labour Party avait éveillés en lui :

Pour la première fois de ma vie, j’ai peur d’être juif

DAVID GRAEBER, 6 septembre 2019

(https://www.opendemocracy.net/en/opendemocracyuk/first-time-my-life-im-frightened-be-jewish/)

J’ai 58 ans et, pour la première fois de ma vie, j’ai peur d’être juif.

Nous vivons à une époque où le racisme est en train de se normaliser, lorsque des nazis défilent dans les rues d’Europe et d’Amérique ; des bouffeurs de juifs tel Orban en Hongrie sont traités comme des joueurs respectables sur la scène internationale ; un propagandiste « nationaliste blanc » Steve Bannon peut coordonner ouvertement la tactique de l’ alarmisme avec Boris Johnson à Londres, au moment même où à Pittsburg, des meurtriers abusés par la propagande nationaliste blanche abattent pour du vrai des Juifs à l’arme automatique. Comment se fait-il alors que notre classe politique soit parvenue à un consensus sur le fait que la plus grande menace pesant sur la communauté juive de Grande-Bretagne est un antiraciste de toujours, accusé de ne pas assez assidûment discipliner les membres de son parti qui font des commentaires offensants sur Internet ?

Pour presque tous mes amis juifs, ce qui est actuellement en train de créer le sentiment d’inquiétude le plus élevé et le plus immédiat, encore plus que les nazis réels, c’est la campagne apparemment interminable menée par des hommes et des femmes politiques comme Margaret Hodge, Wes Streeting et Tom Watson pour fomenter des accusations d’antisémitisme contre la direction actuelle du parti travailliste. C’est une campagne –  soutenue dès son commencement principalement par des personnes qui ne sont pas juives – à ce point cynique et irresponsable que je crois sincèrement qu’elle constitue en elle-même une forme d’antisémitisme. Et elle présente un danger clair et actuel pour le peuple juif. À tous ceux de ces politiciens qui liront peut-être ceci, je vous en supplie : si vous vous souciez vraiment des Juifs, arrêtez ça.

On pourrait se demander comment c’est arrivé ? Ici, j’ai le sentiment que je dois dire une vérité un peu brutale. Originellement, ce scandale a très peu à voir avec l’antisémitisme. Il traduit à l’origine une crise de démocratisation du parti travailliste.

Permettez-moi de souligner que ce n’est pas parce que des attitudes fanatiques [bigoted, ndlt] envers les Juifs n’existeraient pas dans le parti travailliste. Loin de là. Mais l’antisémitisme est présent à presque tous les niveaux de la société britannique. En tant que New-Yorkais transplanté, je suis souvent surpris par ce qui peut passer dans une conversation informelle (depuis « bien sûr, il est bon marché, il est juif » jusqu’à « Hitler aurait dû tous les tuer ».) Des enquêtes d’opinion montrent que les attitudes antisémites sont plus courantes chez les sympathisants du parti conservateur au pouvoir que chez ceux des travaillistes. Mais ces derniers ne sont nullement à l’abri.

Cependant, ce qui rend le parti travailliste unique, c’est que depuis quatre ans, Jeremy Corbyn et ses alliés ont impulsé un effort visant à démocratiser le fonctionnement interne du parti. Cela a incité des centaines de milliers de nouveaux membres à le rejoindre et transformé des sections qui n’existaient autrefois que sur le papier en forums dynamiques de débat public. Un groupe d’action de masse, Momentum, a été créé pour tenter de refaire du parti un mouvement de masse, ce qui n’avait plus le cas depuis les années 1930. Tout cela est anathème pour un grand nombre de députés de l’aile droite du parti qui, après avoir été nommés sous Tony Blair en tant que députés de facto à vie, sont désormais à ce point en décalage par rapport à leur section locale, qu’ils risquent presque certainement de perdre leurs sièges si quelque chose comme un système d’élection primaire de style américain était mis en place.

Toutefois, un politicien ne peut pas ouvertement dire qu’il est opposé à la démocratisation. Alors, au cours des quatre dernières années, ils ont essayé de lancer pratiquement tout ce à quoi ils pouvaient penser à la tête de Corbyn et de ses partisans. L’accusation de tolérance vis-à-vis de l’antisémitisme a été la première à vraiment coller. La raison en est que n’importe quel processus de démocratisation, en donnant la parole à tout le monde, signifiera nécessairement que beaucoup de gens en colère, sans formation, vont être placés devant des microphones. (C’est la raison pour laquelle peu de scandales analogues ont éclaté du côté des conservateurs, malgré la prévalence plus large de l’antisémitisme – sans parler d’autres formes de racisme et d’hostilité de classe – où personne sans formation aux media ne s’approche d’un microphone. Quand les Tories ont brièvement flirté avec l’idée de créer leur propre groupe de jeunes de style Momentum, ce projet a dû être rapidement abandonné car les participants ont commencé à réclamer l’extermination des pauvres.) Dans une société aux attitudes anti-juives aussi répandues que la Grande-Bretagne, laisser la parole à tout le monde signifie que certains vont, inévitablement, dire des choses scandaleuses. Comme je peux bien en témoigner, cela peut être surprenant et épouvantable, mais si l’on est réellement intéressé à purger les points de vue antisémites de la société, on est également conscient que ce n’est finalement pas une mauvaise chose. Ce n’est qu’en exposant ouvertement des formes de racisme non reconnu que l’on peut les contester et changer les esprits. Il est prouvé que durant les deux premières années sous Corbyn (2015 – 2017 ), c’est exactement ce qui a commencé à se produire : la prévalence d’attitudes antisémites parmi les partisans du parti travailliste était en forte baisse.

Pourtant, superficiellement, ce processus de démocratisation s’est traduit, dans un premier temps, par un plus grand de commentaires antisémites en public, et c’est précisément ce qui a rendu Corbyn et ses partisans vulnérables. Selon toutes les indications, l’aile droite du parti a délibérément choisi de tourner ce processus à son avantage. D’une certaine manière, c’était un coup de maître politique. Si quelqu’un accuse ses adversaires de promouvoir l’antisémitisme, presque toutes les réponses qu’ils feront peuvent elles-mêmes être traitées comme antisémites. Il n’est pas surprenant que certains Juifs, à la fois des éléments de droite de la communauté juive et des sympathisants du Parti travailliste, qui ont commencé à regarder avec nervosité par-dessus leur épaule, se soient eux-mêmes laissés entraîner dans ce que l’on ne peut qualifier que de spirale tragique. Le processus est conçu pour s’alimenter lui-même. En outre, Il est important de noter que la plupart des protagonistes n’étaient pas juifs et que beaucoup, voire la plupart d’entre eux, n’avaient jamais porté un intérêt particulier aux questions juives. Selon toutes les apparences, il s’agissait d’un pur calcul politique cynique. Mais cela a fonctionné.

Le fait reste qu’exploiter les problèmes juifs de manière à créer de la rancœur, de la panique et du ressentiment est en soi une forme d’antisémitisme. (Ce qui est vrai que les architectes soient ou non pleinement conscients de ce qu’ils font.) Cela crée de la la terreur dans la communauté juive. Cela nous prive de nos plus puissants alliés. Si on cherche activement à créer un ressentiment à gauche à l’encontre du peuple juif, alors à coup sûr, la meilleure façon de s’y prendre ce sont les purges, les dénonciations sensationnalistes dans les médias, les exagérations et les contorsions sans fin autour des mots (un propagandiste doué peut tout prouver – si je voulais sélectionner des citations, je suis sûr que je pourrais démontrer que Margaret Thatcher était une communiste ou que le pape est anti-catholique).

On pourrait affirmer que rien de tout cela n’importe trop, car en ce qui concerne les dangers pour la communauté juive, la politique interne de la gauche sera toujours un peu un spectacle sans trop d’importance. Dans un sens, c’est vrai. Il n’y a pas de scénario imaginable dans lequel les admirateurs des idées de Rosa Luxemburg ou de Léon Trotsky vont commencer à mitrailler des synagogues, et où encore Momentum (une organisation dont trois des quatre cofondateurs sont juifs) va forcer quiconque à porter une étoile jaune. C’est ce que font les nazis. Et les nazis sont en hausse. Mais, vu autrement, cela rend les dégâts encore plus pernicieux. Alors que la droite raciste acquiert pouvoir et légitimité dans toute l’Europe, la dernière chose dont nous avons besoin est de laisser au public l’impression que la communauté juive est une bande d’alarmistes hypersensibles qui commencent à crier à Auschwitz dès qu’ils ne sont pas exactement d’accord avec le libellé d’une déclaration politique. C’est fou de crier au loup alors que de vrais loups hurlent à la porte. Et c’est encore plus fou quand ceux à propos desquels vous criez sont les personnes les plus susceptibles de vous défendre contre eux. Parce que quiconque connaît l’histoire juive sait aussi que c’est comme ça que ça commence. Et l’histoire, de Cable Street à Charlottesville, nous apprend que lorsque les chemises brunes sont dans les rues, la police tend à se révéler  inutile, voire pire , et c’est précisément l’ «extrême-gauche» qui est prête à nous soutenir. Si ce jour arrive, je sais que les intellectuels de gauche juifs tels que moi seront probablement les premiers sur leur liste, mais je sais aussi que Corbyn et ses partisans seront les premiers à faire barrage de leurs corps pour me défendre. Tom Watson, l’actuel épurateur en chef des soi-disant antisémites du parti travailliste, sera-t-il avec eux ? Pourquoi est-ce que j’en doute ?

De tels scénarios peuvent sembler un fantasme impossible, mais il n’y a pas si longtemps, il y a eu un président Trump.

Tout ce que je peux faire, c’est plaider auprès de quiconque est impliqué dans la promotion de cette campagne, dans la politique et dans les médias : s’il vous plaît, arrêtez !  Ma sécurité n’est pas un pion sur votre échiquier politique. Si vous voulez réellement aider, vous pouvez travailler avec la direction du parti, au lieu de l’utiliser comme un moyen supplémentaire de saisir le pouvoir que vous avez échoué à plusieurs reprises à conquérir par des moyens électoraux légitimes. Si vous n’êtes pas capable d’un comportement constructif, au moins, arrêtez d’empirer les choses. Parce que ce que vous faites sous prétexte de « me protéger » nous conduit tous au désastre. Et pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment peur.

(Traduit de l’anglais par Jean Vogel)